Ce n’est pas pour les économies d’échelle dont pourraient bénéficier les firmes sur un grand marché intérieur, à l’ère de la plus petite dimension des entreprises et de l’ouverture de tous les marchés nationaux en un vaste marché global.
Ce n’est pas pour le développement des échanges internationaux, déjà réalisé sur une plus vaste échelle à l’ère de la globalisation.
Ce n’est pas pour une politique sociale de redistribution qui reste du domaine réservé des autorités nationales et d’ailleurs ne bénéficierait d’aucune économie de dimension et perdrait en ciblage différencié si elle devait être unifiée sur l’ensemble du continent.
Ce n’est pas pour assurer un objectif de défense ou de sécurité, à l’ère de la disparition de la menace soviétique et de l’éloignement du danger d’un conflit nucléaire international (mais pas nécessairement de celui d’un terrorisme nucléaire non directement étatique).
Ce n’est pas pour construire une superpuissance étatique, à l’ère de la fragmentation générale des Etats, et alors que l’on s’en tient sur le continent à des budgets militaires nationaux des plus limités.
Pourquoi alors la presque totalité des responsables politiques prône-t-elle inlassablement le dogme de l’Europe unie au mépris des réticences de plus en plus affirmées des électorats (Le « non» des Français et des Irlandais aux référendums sur Lisbonne, une majorité de Français qui ne font pas confiance à l’euro, près de 60 % d’abstentions (59,4%) aux élections d’aujourd’hui), en l’absence de danger extérieur immédiat et sous la protection de la puissance militaire américaine, tandis qu’aucun de ces pays ne consent véritablement d’effort de défense autonome?
Pourquoi cette recherche obstinée de la dimension alors que partout dans le monde la tendance est plutôt au « downsizing » ? Et pourquoi les dirigeants politiques ont-ils absolument tenu à l’élargir de 12 à 15 puis à 27, alors que cela accroît évidemment les difficultés d’une gouvernance commune ?
Pourquoi enfin l’Europe politique alors que la première pièce de cette unification centralisatrice, la monnaie unique, comporte un coût économique qui dépasse clairement ses avantages (voir Martin Feldstein : « Reflections on Americans’ Views of the Euro Ex Ante », NBER Working Paper No. 14696, January 2009)?
Il n’y a, in fine, que deux réponses, qui sont aussi complémentaires : l’une concernant les Etats, et l’autre concernant les entreprises, les peuples, eux, étant contre.
Pour les Etats : l’objectif essentiel est bien entendu de s’assurer des ressources aussi abondantes que possible. Ses agents maximisent le flux de revenus dont ils peuvent disposer, comme d’ailleurs tous les autres agents de l’économie.
Mais dans une période de globalisation, et donc de mobilité accrue des hommes et des capitaux résultant de la libération des échanges et de la chute verticale des coûts de transaction, la compétition fiscale accrue qui en résulte compromet la collecte de ces ressources.
Comment y parer? Il faut se référer à l’analyse profonde de David Friedman (« A Theory of the Size and Shape of Nations », Journal of Political Economy, février 1977 ) sur la dimension optimale des Etats.
Il part du constat simple de ce que l’impôt, qui pèse toujours in fine sur des personnes, salariés ou capitalistes, managers ou propriétaires, peut être assis différemment sur les facteurs de production, ou sur les produits. Ce sont alors les coûts économiques comparés d’utilisation de ces assiettes qui en déterminent le choix, et par suite définissent la dimension « fiscalement optimale » de la nation.
En effet, un impôt sur les échanges par exemple, prélevé par plusieurs autorités fiscales sur une même route commerciale, incite chacune d’entre elles à réduire son prélèvement si le commerce peut emprunter d’autres routes, de peur de détourner les flux commerciaux de son espace national, ou au contraire à augmenter son prélèvement si son pays constitue un point de passage obligé. Dans les deux cas les taux d’imposition ne correspondront pas à celui d’un seul Etat agissant comme un monopoleur et choisissant le taux (de monopole) qui maximise les recettes fiscales de l’ensemble. L’intégration politique maximise alors les ressources fiscales. Au contraire un impôt foncier n’implique aucun gain pour l’autorité fiscale qui soit lié à la dimension de la nation.
Le cas de l’impôt sur le travail est similaire à celui de l’impôt sur les échanges dans la mesure où les salariés sont mobiles: chaque nation est alors amenée à réduire ses taux d’imposition. Elle peut pallier cette difficulté en essayant de réduire la mobilité de sa main d’œuvre par le développement d’une culture spécifiquement nationale qui rend l’adaptation à l’étranger plus difficile (langue nationale par exemple), ou en freinant réglementairement l’émigration. Mais une autre façon de faire consiste à élargir l’autorité fiscale à plusieurs pays voisins de façon à unifier l’imposition du travail, ce qui réduit évidemment l’intérêt de l’émigration vers ces pays et permet, par une collusion fiscale entre Etats, d’augmenter l’imposition du travail.
Mais pourquoi le grand patronat soutiendrait-il un projet destiné à alourdir les impôts ?
Pour les entreprises l’unification politique présente deux avantages. Le premier vient de ce que les impôts portent essentiellement sur les assiettes les moins mobiles, celles qui ne peuvent lui échapper. Or aujourd’hui le capital est bien plus mobile que le travail, ce qui fait que c’est principalement ce dernier qui est imposé. Les propriétaires de capitaux sont ainsi relativement mieux traités que les salariés lors de l’intégration.
Mais surtout, deuxièmement, les entreprises tirent un avantage direct de l’intégration: les différents pays européens ont émergé de la deuxième guerre mondiale avec des économies à structures corporatistes, c’est-à-dire régies par des cartels du coté patronal, en collusion avec les Etats dirigistes et les grands syndicats officiellement reconnus. La construction européenne, à partir des « pools » et notamment du pool charbon-acier, n’a fait que conforter ce système en l’étendant à un espace plus vaste, franco-allemand dans un premier temps, puis continental avec le marché commun.
Le libre-échange qui a été instauré à l’époque a ainsi été géré par des ententes industrielles intra-européennes (voir la thèse d’histoire de Françoise Berger : « La France, l’Allemagne et l’acier (1932-1952). De la stratégie des cartels à l’élaboration de la CECA. » Université de Paris 1, soutenue en 2000) qui ont permis aux grandes entreprises de s’entendre et de dégager des rentes en limitant entre elles la compétition par des accords de prix.
Mais la globalisation des échanges qui est intervenue ultérieurement, à partir des années 70-80, a menacé ce système en ouvrant la porte à une compétition beaucoup plus active. En même temps, la fluctuation des changes qui est devenue la règle après l’effondrement du système de Bretton Woods, en 1971, a rendu très complexe l’établissement et plus encore la gestion des accords de prix entre entreprises situées dans des nations différentes. Le retour a des changes fixes, qui ne pouvaient être mieux garanti que par une monnaie unique, est dans ce contexte la seule façon de pérenniser la gestion cartellisée d’une industrie au niveau de l’ensemble du continent.
C’est la raison de l’acharnement qu’a mis l’establishment industriel et plus encore financier, à créer, et qu’il met encore aujourd’hui à défendre, l’euro, alors même que sa raison d’être politique est en passe de disparaître et que ses effets économiques néfastes deviennent chaque jour plus évidents.
Ce sont ces deux ordres de collusion, celui du cartel des Etats et celui des cartels européens d’entreprises, qui définissent la nature profonde de l’entreprise centralisatrice européenne.
La conclusion est alors inévitable : des Etats indépendants de plus petite dimension sont soumis à la fois à une concurrence plus intense entre les entreprises, au bénéfice du consommateur, d’une part, et à un affaiblissement de leur pouvoir d’extraction fiscale, parce qu'ils sont d'autant plus soumis à la concurrence fiscale qu’ils sont plus petits, et donc plus ouverts au commerce extérieur. Et la moindre pression fiscale, dans un monde globalisé, profite essentiellement aux offreurs de travail (les salariés) parce qu’ils sont moins mobiles et donc plus imposés que le capital.
Ce sont ainsi les salariés qui seraient les premiers et principaux bénéficiaires de l’indépendance compétitive de plus petites nations, en lieu et place de l’intégration collusive des Etats et des grandes entreprises cartellisées. Et l’on croit comprendre que ce sont les catégories les moins aisées de l’électorat qui se sont le plus abstenues.
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