Le dernier livre de Jean Peyrelevade, Sarkozy : l’erreur historique, (Plon, 2008, 200 pages) est plein de bonnes choses, de bon sens, et de remarques percutantes. A commencer par la critique fondamentale de la politique économique suivie depuis l’élection présidentielle, ou plutôt de son absence. Les réformes engagées tous azimuts et qui visent certes des archaïsmes flagrants de la société française sont « quantitativement marginales » et de ce fait « ont peu d’effet en termes mesurables (et aucun à court terme) sur l’efficacité de l’économie française ». Le propos ne semble guère discutable, hélas. J’ajouterai qu’identifier « 316 réformes majeures » sans lesquelles la croissance ne pourrait reprendre, comme le prétend le rapport Attali, n’est qu’une aimable plaisanterie : quand tout est important, rien n’est important. Mais de plus, poursuit Peyrelevade, les réformettes actuelles ont un trait commun regrettable, celui d’être « conceptuellement simples » alors que selon l’auteur les problèmes de notre économie sont complexes, ou au moins interdépendants. Ils appellent de ce fait un minimum de connaissances en macroéconomie. Or note l’ancien conseiller économique de Pierre Mauroy, « Constatons … que depuis le départ de Valéry Giscard d’Estaing de l’Elysée, soit plus d’un quart de siècle, les trois présidents de la République qui se sont succédé – un de gauche et deux de droite, mais le premier a régné près de la moitié du temps – se caractérisent de manière égale par un manque absolu de culture macroéconomique ». Certes l’homme politique ne peut être un spécialiste de l’équilibre général, mais il doit au moins « avoir l’humilité d’écouter de vrais spécialistes … et de savoir choisir des conseillers compétents ». Là encore on ne peut que souscrire à la charge de Peyrelevade. L’onction de l’élection au suffrage universel ne saurait fournir de surcroît la science infuse, et l’auteur de fustiger l’illusion démagogique qui consiste à croire qu’en modifiant l’agencement la combinaison des éléments simples qui constituent une économie, chacun puisse trouver, sans délai, sans effort, sans plus de sacrifice, son compte dans cette agitation dispersée, sans véritable ligne directrice.
Mais il y en a une en réalité. Peu après son élection, le président s’est empressé d’affirmer, dans la pure ligne des sophismes anciens de Jacques Attali (lorsqu’il conseillait Mitterrand, avec les résultats que l’on sait ), que « tout est politique », et qu’il « allait faire de la politique » sans se laisser intimider par les doctrines économiques. Bref, l’économie n’est pas une vraie connaissance, elle est superflue, et l’acte politique est fondateur ultime – et discrétionnaire -- des réalités sociales. Or la politique c’est, en partie, l’arbitrage entre les productions nécessaires de divers « biens publics », mais c’est surtout la redistribution des richesses entre les clientèles.
On sait où ce brassage, qui repose sur l’augmentation des prélèvements obligatoires et décourage ainsi la production, a mené les socialistes et l’économie française entre 1981 et 1983, -- « dans le mur » -- et Peyrelevade ne se fait pas faute de le rappeler. Il critique ainsi de façon pertinente les « quelques agitations » gouvernementales récentes qui consistent en des transferts entre clientèles, comme la modification de l’indexation des loyers, l’augmentation éventuelle de la participation et de l’intéressement des salariés dans les entreprises, ou la volonté affichée de réduire les marges de la grande distribution – qui n’est pas illégitime cependant compte tenu de la situation de rente artificiellement créée dans le secteur par des pouvoirs publics malthusiens (Jean-Pierre Raffarin) qui « entendaient contenir à force de lois et de règlements l’expansion de l’urbanisme commercial ». Mais ce ne sont pas ces redistributions qui créeront la croissance supplémentaire de la production qui, seule, peut améliorer le pouvoir d’achat moyen des ménages.
Or, note Peyrelevade, après beaucoup d’autres, le rythme de progression du PIB par habitant (et en volume, c’est-à-dire inflation déduite) a « beaucoup diminué au cours des dernières périodes. De 4,6 % par an dans les années 1960, il est tombé à 3,1 pendant la décennie suivante, 1,8 durant les années 1980 et 1,6 dans les années 1990. Depuis le début des années 2000, l’augmentation annuelle moyenne du PIB par habitant n’est plus que de 1 %.
Le rythme d’augmentation du pouvoir d’achat moyen a ainsi été divisé par quatre en un peu plus d’une génération ».
« Par rapport à l’Europe, le niveau de vie relatif des Français diminue. Enfin, de 1980 à 2005, nous sommes passés de la 6ème à la 17ème place dans le classement mondial ».
« Nous avons en particulier perdu vingt points (de + 10 % à – 10 %) en vingt ans, un point par an, en comparaison du Royaume Uni ». Et l’évolution est semblable par rapport aux Etats-Unis.
Le rappel ne manque pas de sel quand on se souvient de l’anathème qui frappait dans les années 90 (parmi nos élites) les Britanniques, sortant de l’Euro et pratiquant le « libéralisme sauvagement antisocial », ce qui était censé les condamner à l’inflation à deux chiffres, à la chute verticale de la valeur de la Livre, et finalement à l’arrêt de la croissance et à la montée du chômage. Ils ont eu en réalité raison sur toute la ligne.
J.P. en vient alors à sa thèse centrale : l’étouffement progressif de la croissance de la production, et donc du pouvoir d’achat moyen des français, conduit nos augures médiatiques et politiques, la « classe parlante » de droite comme de gauche, et dans une belle unanimité, à prétendre que le mal vient d’un partage toujours plus déséquilibré des revenus en faveur des profits et au détriment des salariés. Il cite dans ce sens Jacques Attali, Jean-Paul Fitoussi « économiste réputé de gauche mais écouté par le président de la République », Alain Minc, le secrétaire national à l’économie de l’UMP Frédéric Lefebvre, Ségolène Royal et Bertrand Delanoë.
« Il ne reste plus au général en chef, je veux dire Nicolas Sarkozy, qu’à dresser en impératif gouvernemental la synthèse de tant d’erreurs. Il le fit avec son brio habituel lors de sa conférence de presse du début de l’année 2008 : …Il faut rééquilibrer la répartition des conséquences du succès entre les salariés et les actionnaires ».
Or, nous dit Peyrelevade, l’économie française ne souffre pas d’une insuffisance de la demande qui serait due à la faiblesse croissante des revenus moyens des ménages mais d’un manque de compétitivité de ses entreprises. L’augmentation du pouvoir d’achat des ménages ne viendra que d’un regain de croissance de la production, fondé sur une amélioration de la compétitivité des grandes entreprises, les PME n’étant dans leur immense majorité que des entreprises unipersonnelles qui n’exportent guère et ne contribuent qu’assez peu à la croissance.
Et l’auteur de rappeler que la croissance dépend de l’investissement et de la compétitivité internationale. Il soutient que la hausse des salaires a augmenté trop vite par rapport à notre compétitivité, ce dont il voit les effets dans la perte depuis 1993 (date soulignée par lui) de nos parts de marché à l’exportation, ce qui nous a mis dans l’incapacité de tirer profit de la forte croissance mondiale. Il dédouane au passage l’euro de toute responsabilité en notant que notre déficit commercial le plus important est avec l’Allemagne alors que la zone euro dans son ensemble a conservé une balance courante extérieure équilibrée depuis 2001.
Il rappelle alors que la compétitivité des entreprises françaises en termes de salaires n’a cessé de se dégrader par rapport aux pays de l’OCDE depuis 2000 (nos salaires ont plus augmenté que ceux de nos compétiteurs), tandis que la compétitivité des prix français évoluait de façon semblable mais moins marquée. Au total « c’est dire que les exportateurs français, exposés depuis sept ans à une hausse de leurs coûts relatifs de 13 %, … n’en ont répercuté que 2 sur leurs prix et absorbé 11 par une réduction de leurs marges. Ce qui, néanmoins, n’a pas suffi à la défense de leurs parts de marché ».
Et il attribue la responsabilité de cette hausse excessive des salaires au financement des ménages à crédit, par l’accroissement continu du déficit budgétaire de l’Etat. Ce dernier a « servi de substitut aux facilités disparues de l’inflation-dévaluation … S’agit-il d’un pur hasard si la France, budgétairement plus vertueuse que la moyenne des pays européens à partir de 1983 (après que François Mitterrand fut contraint au virage de la rigueur) jusqu’en 1993, date tournant qui coïncide avec une récession et la défaite électorale de la gauche au pouvoir, est devenue, tous gouvernements mélangés, plus laxiste que nos partenaires à partir de 1995 quand Alain Juppé eut perdu les élections législatives et que l’euro fut apparu comme une certitude ? Faut-il relancer le pouvoir d’achat des ménages ? Le budget y pourvoira. Faut-il équilibrer par quelques gestes en faveur de l’offre la politique massive de relance pratiquée à contresens (il faut, je crois, remonter à 1981 pour trouver mieux) ? Le budget sera une fois de plus mis à contribution. … Telle est une donnée persistante du mal français : l’impôt est haïssable quand la dépense publique ne l’est pas ».
Or aucun mécanisme ne vient freiner cette dérive, d’autant que l’euro joue le rôle d’anesthésiant puisque l’augmentation des déficits ne se traduit plus sur la valeur d’une devise purement française, par une dévaluation. L’euro, assis sur une économie beaucoup plus vaste, ne reflète pas les déséquilibres budgétaires particuliers de tel ou tel pays et permet donc leur poursuite quasi illimitée (l’Italie allant beaucoup plus loin que la France dans ce domaine).
C’est pourquoi Jean Peyrelevade préconise le retour à la rigueur budgétaire et l’allègement des charges des entreprises pour restaurer leur compétitivité : suppression de l’ISF, de la taxe professionnelle, réduction de l’impôt sur les sociétés, suppression des 35 heures, encouragement de l’industrie, quitte à développer également un « plan Marshall pour les banlieues » et à « engager l’économie dans la voie du développement durable ».
C’est en somme une politique favorable aux intérêts des entreprises et de leurs propriétaires et managers, ce que j’ai appelé ailleurs le « patronalisme ».
Malheureusement, autant les critiques de Peyrelevade sont fondées et finement observées, autant son diagnostic d’ensemble, et donc sa proposition de politique, est déséquilibré, partiel, et donc erroné. Et ce sur deux points fondamentaux : l’évolution des salaires et du travail, d’une part, l’euro et son impact sur la conjoncture, de l’autre.
Le travail trop cher et pas assez rémunérateur.
Concernant les salaires tout d’abord, les partisans de la thèse de l’insuffisance des salaires comme ceux qui croient à une augmentation excessive des mêmes salaires ne comprennent pas qu’ils ont simultanément raison. Comment est-ce possible ? Il est vrai que le coût du travail pour les entreprises a beaucoup augmenté dans les dernières années, mais ce coût est défini par le salaire brut, charges sociales comprises. Ce n’est pas le salaire net disponible des ménages qui a augmenté : il a plutôt stagné voir diminué. Ce sont les cotisations sociales, patronales et salariales confondues car elles ont économiquement exactement le même effet (Jean Peyrelevade devrait relire les bons manuels d’économie publique !), qui ont beaucoup augmenté. Ce sont elles qui ont constitué la source principale de l’accroissement des prélèvements obligatoires depuis plusieurs décennies. De ce fait elles ont simultanément augmenté le coût du travail, tandis qu’elles réduisaient la rémunération nette des salariés. Pour ces derniers, seul compte le salaire net de toutes les cotisations car ces dernières sont perdues dans le tonneau des danaïdes de l’universalité des finances publiques. Chaque salarié peut légitimement penser que les cotisations qui réduisent son salaire disponible sont destinées aux dépenses qui profitent à d’autres que lui (ou elle) et donc amputent effectivement son pouvoir d’achat personnel, dans la mesure où son altruisme est limité et où il n’a pas consenti de lui-même, individuellement, ces transferts. Il s’estime donc insuffisamment rémunéré et il en vient par conséquent à limiter son offre de travail, ce qui explique notamment qu’il ait été favorable aux 35 heures.
En face de lui, l’entreprise constate que le coût total du travail, charges comprises, ne cesse d’augmenter et souhaite embaucher moins et produire moins à ce niveau plus élevé de ses coûts. D’ailleurs, dans la mesure où elle répercute ces hausses sur ses prix, elle vendra moins. La croissance ralentit ainsi à la fois parce que les salaires complets augmentent trop et parce que les salaires nets n’augmentent pas assez !
L’évolution pénalisante des taux de change (implicites) intra-européens.
Quand au rôle de l’euro, Peyrelevade signale à plusieurs reprises la date charnière de 1993, ou cite 1995 comme celle à partir de laquelle les déficits publics ont augmenté, et qui est aussi la date à laquelle l’euro est devenu une quasi certitude. Ces deux faits sont liés de façon assez simple : La préparation du passage à l’euro a privé le gouvernement français d’un instrument important de politique macroéconomique, le taux de change et la politique monétaire. La « rigueur » de l’époque, nécessaire au passage futur à l’euro (critères de convergence de Maastricht), qui a contribué à la récession qu’il signale, a bientôt cédé parce qu’en période de récession il est mécaniquement inévitable que les déficits budgétaires s’accroissent : les dépenses de l’Etat augmentent tandis que les recettes fiscales diminuent. Par la suite, le gel du taux de change par rapport au DM à un niveau initial surévalué, a pénalisé l’économie française et la compétitivité de ses entreprises, alors que la rigidité bien connue des prix et des salaires à la baisse interdisait un retour rapide à l’équilibre. Dans ces conditions, les dépenses publiques, seul instrument macroéconomique qui reste à la disposition du gouvernement une fois que l’on a renoncé à la politique monétaire et de change, constituent le seul moyen de soutenir la conjoncture d’autant que la monnaie continentale ne réagit que peu ou pas aux déficits français, comme le signale Peyrelevade. Et cette tendance s’aggrave d’autant plus que la divergence des prix entre pays de la zone euro ne cesse de s’accroître depuis 1995 ou 1999, compromettant toujours plus la compétitivité des entreprises françaises.
Comme les échanges extérieurs des pays européens se font surtout entre eux, c’est le mauvais taux de change « implicite » adopté dans l’euro, et son écart croissant d’avec sa valeur d’équilibre, résultant de la divergence croissante des prix et des salaires entre pays de la zone euro, qui explique la dégradation du commerce extérieur français, plus encore peut-être que la réévaluation de l’euro à partir de 2003 (sachant que la forte dévaluation compétitive de l’euro par rapport au dollar entre 1999 et 2002 jouait, elle, dans le sens de l’équilibre).
Si l’on adopte cette vue macro-économiquement plus fondée, il ne s’agit donc plus de favoriser particulièrement les entreprises pour retrouver la croissance. Il faut réduire les cotisations sociales, sans les remplacer par un autre impôt (la TVA « sociale » ou autres gadgets et usines à gaz de Bercy) comme le soutient à très juste titre Peyrelevade, mais sans réduire les dépenses de santé ni les transferts de revenus en faveur des plus bas salaires qui permettent à tous d’obtenir la même couverture d’assurance maladie (sur le dispositif permettant d’atteindre simultanément ces objectifs voir le ch. 4 de mon livre de 1998, L’erreur européenne).
Une telle réforme réduirait très sensiblement le coût du travail pour les entreprises, augmentant ainsi leur incitation à produire et donc à embaucher. Elle augmenterait sensiblement aussi la rémunération nette des salariés, incitant également ces derniers à travailler davantage, comblant ainsi l’écart de la quantité globale de travail qui s’est creusé entre la France et les Etats-Unis au fil des années, et qui constitue la source principale de l’écart croissant des niveaux de vie entre ces deux pays comme l’a montré le lauréat du Nobel, Edward Prescott.
Dans le même temps un retour au franc qui redonnerait à nos gouvernements la maîtrise de leur politique monétaire, comme la Grande-Bretagne l’a fait, précisément en 1994-95, nous permettrait de retrouver la compétitivité perdue sans pour autant sombrer nécessairement dans l’hyperinflation ou la dévaluation permanente, ce que montre aussi l’exemple de la Grande-Bretagne.
Au total, le diagnostic critique de Jean Peyrelevade est courageux et bien ciblé. Il a parfaitement épinglé toutes les défaillances de nos politiques politiciennes actuelles, leur présomption, leur arrogance, et leur incompétence.
Mais de son coté il cède trop facilement à la mode des années 70 qui a réhabilité l’entreprise et le profit, ce qui était certes fort nécessaire à l’époque où les marchés et la richesse sentaient le soufre, mais qui s’est transformé au fil des années en un « patronalisme » étroit qui conduit à obscurcir une analyse macroéconomique plus complète, au nom des profits immédiats. Les actionnaires et les managers ne sont pas les seuls acteurs de la croissance. Les syndicats n’ont pas le monopole de l’analyse macroéconomique. Mais les patrons non plus. Quand aux politiciens …..
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